“Le monde entrepreneurial est un petit écosystème et majoritairement masculin, notamment en terme de distribution de pouvoir. Il est compliqué d’y accéder et d’y rester, et encore plus dans certains domaines : heureusement, cela change grâce à de nombreuses initiatives. “
- Qui êtes-vous ?
Je suis la fondatrice de Safe Campus, créé en 2019, pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) dans l’enseignement supérieur, spécifiquement. Safe Campus propose un concept complet pour aider les établissements supérieurs à combattre les VSS. Cela repose sur quatre axes. Dans un premier temps, il faut évaluer le dispositif existant dans les établissements et en fonction leur proposer ensuite des stratégies spécifiées et adaptées à leur structure. Ensuite, vient une sensibilisation des étudiant.e.s via des interventions réalisées par des experts ainsi que la formation des encadrant.es sur cette thématique (comment réagir face à une victime d’une VSS, comment l’aider…). Pour finir, une communication est mise en place à ce sujet sur le campus.
- Quel a été votre parcours ?
Ancienne élève d’école de commerce, je suis très engagée dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS).
Durant mes études, je me suis aperçue de la réelle présence des VSS et à quel point le sujet est tabou, peu abordé et adressé. Les administrations des écoles ne sont pas outillées pour répondre aux victimes des violences, les écouter, les guider ce qui peut engendrer de la frustration. Frustration de la part des encadrants qui ne savent pas comment répondre à la situation et frustration, désespoir et solitude de la part des étudiant.es victimes de violence.
Faire de la prévention directement en collèges, lycées et écoles de commerces permet de déconstruire, dès le plus jeune âge, des mécanismes psychiques et sociologiques qui peuvent ensuite se reproduire dans le milieu professionnel et personnel.
Du coup, j’ai longuement fait du bénévolat pour l’égalité des genres dans des associations qui oeuvrent à plus d’égalité des genres, et/ou la fin des violences faites aux femmes : Starther, l’ADSF, Empow’her … J’intervenais pour sensibiliser les jeunes sur ces sujets dans les collèges-lycées.
Après diverses expériences en start-up qui m’ont familiarisée avec le milieu entrepreneurial, j’ai créé Safe Campus en 2019 pour lutter contre les VSS dans l’enseignement supérieur spécifiquement.
- Pourquoi avoir lancé votre structure ?
J’ai vécu pas mal de situations de sexisme pendant mes études et malgré #Metoo, le sexisme en école de commerce et en enseignement supérieur était très peu abordé. Certaines associations travaillent sur ce sujet mais disposent de peu de moyens. L’engagement en France à ce sujet est moindre par rapport aux Etats-Unis, alors que nous avons pourtant les mêmes problématiques à risque. Les établissements d’enseignements supérieurs combinent les mêmes facteurs : un grand nombre d’élèves réunis dans un même endroit, avec un besoin d’intégration très fort, des adultes en pleine construction de leurs identités et tout cela durant des années clefs en terme de formation et de construction personnelle. Cette combinaison amène à un fort contexte à risque pour les VSS, d’autant plus qu’aucune sensibilisation sur le sujet n’était réalisée.
J’ai lancé Safe Campus en juin dernier et depuis la création, je travaille directement en collaboration avec l’association En Avant Toutes. Au début, les établissements n’étaient pas forcément prêts à prendre à s’occuper du problème. Dans les cas où il était pris en charge, malgré des efforts, la réponse apportée restait souvent insuffisante et limitée : pas de formation des personnes en charge, pas de protocole de signalement…
En janvier, un article publié sur Mediapart sur les VSS a permis une prise de conscience. A partir de ce moment, j’ai reçu beaucoup de témoignages d’étudiant.e.s qui m’ont confirmé la gravité de la situation et de demandes d’établissements. Pour répondre à leurs demandes, j’ai alors créé ma plateforme et j’ai commencé à travailler avec d’autres associations pour que leurs expertes puissent intervenir directement au sein d’établissements.
- En quoi être une femme est selon vous un avantage ? Un inconvénient ? (dans le monde entrepreneurial)
Bien qu’il y ait eu de réelles avancées, le pouvoir politique, les moyens financiers restent encore aux mains des hommes, au sein de nos sociétés. De manière analogue, le monde entrepreneurial est un petit écosystème majoritairement masculin, où les postes de direction sont majoritairement aux mains des hommes. Il est compliqué d’y accéder et d’y rester, et encore plus dans certains domaines. Par exemple, la Deep Tech est un domaine où il y a moins de femmes et où elles vont être, selon moi, moins mises en valeur. De nombreuses choses commencent à bouger, via l’apparition de collectifs de femmes investisseuses et d’associations qui promeuvent une tech plus inclusive, comme StartHer. L’idéal serait une redistribution des pouvoirs financiers, pour amener un réel changement.
Pour les avantages, une vraie solidarité entre femmes existe pour œuvrer dans un but commun. De plus, la société patriarcale nous a toujours fait douter en tant que femmes. Cependant ces multiples interrogations peuvent avoirs des aspects positifs. Nous pouvons ainsi éviter des écueils et ne pas foncer dans le mur.
- Quels seraient les trois conseils que vous donneriez à une femme entrepreneure ?
Dans un premier temps, bien s’entourer et travailler à deux sur un projet. La solitude est très difficile à gérer, aussi bien sur les aspects techniques du lancement d’une entreprise (business plan, stratégie etc) que dans la vie quotidienne (aussi bien du temps pour réaliser les tâches quotidiennes que pour le plaisir d’échanger). Lorsque la tête est dans le guidon, les personnes extérieures peuvent nous faire gagner un temps incroyable car ils bénéficient du recul sur le projet.
Ensuite, il ne faut pas avoir peur d’oser : il faut croire en soi et en son projet. Il y aura toujours des personnes pour nous décourager, pointer en permanence les failles et nous apporter leurs critiques soi-disant bienveillantes. Savoir s’écouter et se faire confiance sont pour moi les clefs.
Enfin, ne pas se laisser abattre : l’entrepreneuriat est un chemin idéalisé par beaucoup de personnes mais il reste une voie complexe. Il arrivera des problèmes, des tuiles mais il ne faut pas lâcher son idée.
- Quel(s) challenge(s) avez-vous souhaité relever avec votre entreprise ?
Le premier challenge a été de faire comprendre aux gens qu’un problème de violence(s) et de sexisme existait dans les établissements d’enseignement supérieur : les administrations devaient comprendre que cela faisait partie de leur responsabilité.
Il a fallu également valoriser l’expertise des violences faites aux femmes, qui est très souvent peu reconnue. Pour la prévention contre les drogues et l’alcool, au sein des écoles de commerce, des toxicologues sont appelés pour expliquer et apporter leur expertise. Pourquoi ne pas envisager la même approche pour les VSS ? Ce sujet n’est ni à traiter à la légère, ni par des personnes dépourvues de formation et d’expertises en la matière.
- Quelle a été votre plus belle réussite dans votre carrière de femme entrepreneure ?
Ma plus belle réussite est, en premier, d’avoir reçu énormément de messages d’étudiant.e.s, me remerciant pour ma prise de parole. Je me suis dit que j’étais utile, que je ne faisais pas tout cela pour rien.
J’accompagne aujourd’hui plusieurs écoles à lutter contre les VSS. Cela sous-entend déjà qu’il y a eu une prise de conscience de leur part sur le problème : au lieu de nier son existence, elles ont reconnu leur présence au sein de leurs établissements. Et ensuite une volonté de lutter contre ! Ce fut une première victoire. Enfin, de nouvelles administrations me contactent aujourd’hui pour me demander d’agir : la prise de conscience sur les VSS dans le milieu étudiant commence à faire son chemin.
- Quelle est la femme entrepreneure qui vous inspire le plus ?
Il s’agit de la fondatrice d’App Elles, Diariata N’Diaye. L’application permet d’aider les femmes victimes de violence, grâce à un simple bouton d’alerte : en activant ce dernier, elles peuvent entrer en relation avec des professionnels mais surtout prévenir la police, leurs proches et leur famille. Diariata N’Diaye a également fondé l’association Résonantes, qui se veut être un espace de création et de diffusion d’outils de sensibilisation et de prévention modernes et efficaces pour lutter contre les violences faites aux femmes.
- Quels sont les problèmes que vous avez rencontrés en tant que femme au moment de la création de votre entreprise ?
Il y a un vrai manque de budget dédié, et de facto d’argent, dans le secteur égalité femme-homme. Lancer son entreprise n’est jamais une démarche facile et encore moins sur cette thématique, où peu d’aides sont allouées.
D’un point de vue plus personnel, le plus difficile pour moi fut le manque d’associé.e.s !
Je n’ai pas eu de locaux pendant plusieurs mois. Il n’y a, pour moi, aucune solution de coworking gratuite, ou à moindres coûts, qui aurait pu me permettre d’avoir un bureau.
J’ai dû également aller à la pêche aux informations sur certaines compétences techniques liées à la création d’entreprise et me débrouiller de facto seule. Cependant, la moindre problématique quand tu es seule devient assez grande. Personne n’est présent à tes côtés pour t’aider à prendre du recul et voir les choses sous un autre angle.
- Quelles ressources auriez-vous aimé avoir à disposition pour vous accompagner dans la création de votre entreprise ?
Sans hésiter, des locaux ! J’aurais aussi aimé avoir une aide dédiée sur la création d’un business. Comptabilité, fiscalité, business plan sont des thématiques certes étudiées en écoles de commerce mais sur le terrain, c’est différent. Un peu d’aide sur le côté pratique aurait été l’idéal.
- Comment voyez-vous le monde après le virus ?
J’espère que le monde va changer un peu et nous permettre de revoir nos priorités en terme de consommation !
Je souhaite, en particulier, que le monde de demain n’oublie pas la problématique du sexisme et des violences faites aux femmes. Comme le dit Simone de Beauvoir, « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis.” Cela ne sera pas un problème à mettre derrière nous ou à oublier.